ALPES ET
PYRÉNÉES
(Intégralité des 24 extraits choisis dans le texte
de Hugo)
Bordeaux,
20 juillet.
Vous
qui ne voyagez jamais autrement que par l'esprit, allant de livre
en livres de pensée en pensée, et jamais de pays en
pays, vous qui passez tous vos étés à l'ombre
des mêmes arbres, et tous vos hivers au coin de la même
cheminée, vous voulez dès que je quitte Paris, que
je vous dise, moi vagabond, à vous solitaire, tout ce que
j'ai fait et tout ce que j'ai vu. Soit. J'obéis. Ce que j'ai
fait depuis avant-hier 18 juillet ? Cent cinquante cinq lieues en
trente-six heures. Ce que j'ai vu ? J'ai vu Etampes, Orléans,
Blois, Tours, Poitiers et Angoulême. En voulez-vous davantage
? Vous faut-il des descriptions ? Voulez-vous savoir ce que c'est
que ces villes, sous quels aspects elles me sont apparues, quel
butin d'histoire, d'art et de poésie j'y ai recueilli, chemin
faisant, tout ce que j'ai vu enfin ? Soit. J'obéis encore.
Étampes, c'est une grosse tour entrevue à droite dans
le crépuscule au-dessus des toits d'une longue rue, et l'on
entend des postillons qui disent : encore un malheur au chemin de
fer ! deux diligences écrasées. Les voyageurs tués.
Le vapeur a enfoncé le convoi entre Etampes et Étrechy.
Au moins, nous autres, nous n'enfonçons pas. Orléans,
c'est une chandelle sur une table ronde dans une salle basse où
une fille pâle vous sert un bouillon maigre. Blois, c'est
un pont à gauche avec un obélisque pompadour. Le voyageur
soupçonne qu'il peut y avoir des maisons à droite,
peut-être une ville. Tours, c'est encore un pont, une grande
rue large, et un cadran qui marque neuf heures du matin. Poitiers,
c'est une soupe grasse, un canard aux navets, une matelote d'anguilles,
un poulet rôti, une sole frite, des haricots verts, une salade
et des fraises. Angoulême, c'est une lanterne éclairée
au gaz avec une muraille portant cette inscription : CAFÉ
DE LA MARINE, et à gauche une autre muraille ornée
d'une affiche bleue sur laquelle on lit : LA RUE DE LA LUNE, vaudeville.
Voilà ce que c'est que la France quand on la voit en malle-poste.
Que sera-ce lorsqu'on la verra en chemin de fer ?
J'ai
quelque idée de l'avoir déjà dit ailleurs,
on a beaucoup trop vanté la Loire et la Touraine. Il est
temps de faire et de rendre justice. La Seine est beaucoup plus
belle que la Loire ; la Normandie est un bien plus charmant "jardin"
que la Touraine. Une eau jaune et large, des rives plates, des peupliers
partout, voilà la Loire. Le peuplier est le seul arbre qui
soit bête. Il masque tous les horizons de la Loire. Le long
de la rivière, dans les îles, au bord de la levée,
au fond des lointains, on ne voit que peupliers. Il y a pour mon
esprit je ne sais quel rapport intime, je ne sais quel ineffable
ressemblance entre un paysage composé de peupliers et une
tragédie écrite en vers alexandrins. Le peuplier est,
comme l'alexandrin, une des formes classiques de l'ennui.
Il pleuvait,
j'avais passé une nuit sans sommeil, je ne sais si cela m'a
mis de mauvaise humeur, mais tout sur la Loire m'a paru froid, triste,
méthodique, monotone, compassé et solennel. On rencontre
de temps en temps des convois de cinq ou six embarcations qui remontent
ou descendent le fleuve. Chaque bateau n'a qu'un mât et une
voile carrée. Celui qui a la plus grande voile précède
les autres et les traîne, et le convoi est disposé
de façon que les voiles vont diminuant de grandeur d'un bateau
à l'autre du premier au dernier, avec une sorte de décroissance
symétrique que n'interrompt aucune saillie, que ne dérange
aucun caprice. On se rappelle involontairement la caricature de
la famille anglaise, et l'on croirait voir voguer à pleines
voiles une gamme chromatique. Je n'ai vu cela que sur la Loire ;
et je préfère, je l'avoue, ces sloops et ces chasse-marée
normands, de toutes formes et de toutes grandeurs, qui volent comme
des oiseaux de proie, et qui mêlent leurs voiles jaunes et
rouges dans la bourrasque, la pluie et le soleil, entre Quillebuf
et Tancarville.
Les espagnols
appellent le Manzanarès le vicomte des fleuves ; je propose
d'appeler la Loire la douairière des rivières.
La
Loire n'a pas, comme la Seine et le Rhin, une foule de jolies villes
et de beaux villages bâtis au bord même du fleuve et
mirant leurs pignons, leurs clochers et leurs devantures dans l'eau.
La Loire traverse cette grande alluvion du déluge qu'on appelle
la Sologne; elle en rapporte des sables que son flot charrie et
qui obstruent souvent et encombrent son lit, de là, dans
ces plaines basses, des crues et des inondations fréquentes
qui refoulent au loin les villages. Sur la rive droite, ils s'abritent
derrière la levée ; mais là ils sont à
peu près perdus pour le regard; le passant ne les voit pas.
Pourtant
la Loire a ses beautés. Mme de Staël, exilée
par Napoléon à cinquante lieues de Paris, apprit qu'il
y avait sur les bords de la Loire, exactement à cinquante
lieues de Paris, un château appelé, je crois, Chaumont.
Ce fut là qu'elle se rendit, ne voulant pas aggraver son
exil d'un quart de lieue. Je ne la plains pas. Chaumont est une
noble et seigneuriale demeure. Le château, qui doit être
du seizième siècle, est d'un beau style ; les tours
ont de la masse. Le village, au bas de la colline couverte d'arbres,
présente précisément un aspect peut-être
unique sur la Loire, I'aspect d'un village du Rhin, une longue façade
développée au bord de l'eau. Amboise est une gaie
et jolie ville, couronnée d'un magnifique édifice.
A une demi-lieue de Tours, vis-à-vis de ces trois précieuses
arches de l'ancien pont qui disparaîtront un de ces jours
dans quelque embellissement municipal, c'est une belle et grande
chose que la ruine de l'abbaye de Marmoutier. Il y a particulièrement,
à quelques pas de la route, une construction du quinzième
siècle la plus originale que j'ai vue, maison par sa dimension
forteresse par ses machicoulis, hôtel-de-ville par son beffroi,
église par son portail-ogive. Cette construction résume
et rend pour ainsi dire visible à l'il l'espèce
d'autorité hybride et complexe qui dans les temps féodaux
s'attachait aux abbayes en général et en particulier
à l'abbaye de Marrnoutiers.
Mais
ce que la Loire a de plus pittoresque et de plus grandiose, c'est
cette immense muraille calcaire, mêlée de grès,
de pierre meulière et d'argile à potier, qui borde
et encaisse sa rive droite, et qui se développe au regard
de Blois à Tours avec une variété et une gaîté
inexprimables, tantôt roche sauvage, tantôt jardin anglais,
couverte d'arbres et de fleurs, couronnée de ceps qui mûrissent
et de cheminées qui fument, trouée comme une éponge,
habitée comme une fourmilière. Il y a là des
cavernes profondes où se cachaient jadis les faux-monnoyeurs
qui contrefaisaient l'E de la monnaie de Tours et inondaient la
province de faux sous tournois. Aujourd'hui les rudes embrasures
de ces antres sont fermées par de jolis châssis coquettement
ajustés dans la roche, et de temps en temps on aperçoit
à travers la vitre le ~gracieux profil d'une jeune fille
bizarrement coiffée, occupée à mettre en boîte
l'anis l'angélique et le coriandre. Les confiseurs ont remplacé
les faux monnayeurs. Et puisque j'en suis à ce que la Loire
a de charmant, je remercie le hasard de m'avoir naturellement amené
à vous parler des belles filles qui travaillent et qui chantent
au milieu de cette nature.
la terra molle,
e lieta, e dilettosa
simili a se gli habitatori produce.
Au rebours de la Loire, on n'a pas assez vanté Bordeaux,
ou du moins on l'a mal vanté. On loue Bordeaux comme on loue
la rue de Rivoli : régularité, symétrie, grandes
façades blanches et toutes pareilles les unes aux autres,
&c, ce qui pour l'homme de sens veut dire architecture insipide,
ville ennuyeuse à voir. Or, pour Bordeaux, rien n'est moins
exact. Bordeaux est une ville curieuse, originale, peut-être
unique. Prenez Versailles et mêlez-y Anvers, vous avez Bordeaux.
J'excepte pourtant du mélange, car il faut être juste,
les deux plus grandes beautés de Versailles et d'Anvers,
le château de l'une et la cathédrale de l'autre. Il
y a deux Bordeaux, le nouveau et l'ancien. Tout dans le Bordeaux
moderne respire la grandeur comme à Versailles ; tout dans
le vieux Bordeaux raconte l'histoire comme à Anvers. Ces
fontaines, ces colonnes rostrales, ces vastes allées si bien
plantées, cette place Royale qui est tout simplement la moitié
de la place Vendôme posée au bord de l'eau, ce pont
d'un demi-quart de lieue, ce quai superbe, ces larges rues, ce théâtre
énorme et monumental, voilà des choses que n'efface
aucune des splendeurs de Versailles, et qui dans Versailles même
entoureraient dignement le grand château qui a logé
le grand siècle. Ces carrefours inextricables, ces labyrinthes
de passages et de bâtisses cette rue des Loups qui rappellent
le temps où les loups venaient dévorer les enfants
dans l'intérieur de la ville, ces maisons-forteresses jadis
hantées par les démons d'une façon si incommode
qu'un arrêt du Parlement déclara en IS96 qu'il suffisait
qu'un logis fut fréquenté par le diable pour que le
bail en fut résilié de plein droit, ces façades
couleur amadou sculptées par le fin ciseau de la Renaissance,
ces portails et ces escaliers ornés de balustres et de piliers
torses peints en bleu à la mode flamande, cette charmante
et délicate porte de Caillau bâtie en mémoire
de la bataille de Fornoue, cette autre belle porte de l'Hôtel-de-ville
qui laisse voir son beffroi si fièrement suspendu sous une
arcade à jour, ces tronçons informes du lugubre fort
du Hâ, ces vieilles églises, St André avec ses
deux flèches, St Seurin dont les chanoines gourmands vendirent
la ville de Langon pour douze lamproies par an, Ste Croix qui a
été brûlée par les normands[,] St Michel
qui a été brûlée par le tonnerre, tout
cet amas de vieux porches, de vieux pignons et de vieux toits, ces
souvenirs qui sont des monuments, ces édifices qui sont des
dates, seraient dignes, certes, de se mirer dans l'Escaut comme
ils se mirent dans la Gironde, et de se grouper parmi les masures
flamandes les plus fantasques autour de la cathédrale d'Anvers.
Ajoutez
à cela, mon ami, la magnifique Gironde encombrée de
navires, un doux horizon de collines vertes, un beau ciel, un chaud
soleil, et vous aimerez Bordeaux, même vous qui ne buvez que
de l'eau et qui ne regardez pas les jolies filles. Elles sont charmantes
ici avec leurs madras orange et rouge comme celles de Marseille
avec leurs bas jaunes. C'est un instinct des femmes dans tous les
pays d'ajouter la coquetterie à la nature. La nature leur
donne la chevelure, cela ne leur suffit pas, elles y ajoutent la
coiffure ; la nature leur donne le cou blanc et souple ; c'est peu
de chose, elles y attachent le collier ; la nature leur donne le
pied fin et petit; ce n'est point assez, elles le rehaussent par
la chaussure. Dieu les a faites belles, cela ne leur suffit pas,
elles s¢ font jolies. Et au fond de la coquetterie, il y a
une pensée, un instinct, si vous voulez, qui remonte jusqu'à
notre mère Eve. Permettez-moi un blasphème qui, j'en
ai bien peur, contient une vérité, c'est Dieu qui
fait la femme belle, c'est le démon qui la fait jolie.
Ah
ça, mais il me semble que je prêche. Cela ne me va
guère, car j'aime la femme, même avec ce que le diable
y ajoute.
Revenons, s'il
vous plaît, à Bordeaux.
La
double physionomie de Bordeaux est curieuse ; c'est le temps et
le hasard qui l'ont faite ; il ne faut point que les hommes la gâtent.
Or on ne peut se dissimuler que la manie des rues " bien percées
", comme on dit, et des constructions " de bon goût
" gagne chaque jour du terrain et va effaçant du sol
peu à peu la vieille cité historique. En d'autres
termes, le Bordeaux-Versailles tend à dévorer le Bordeaux
Anvers. Que les Bordelais y prennent garde, Anvers, à tout
prendre, est plus intéressant pour l'art, l'histoire et la
pensée que Versailles. Versailles ne représente qu'un
homme et un règne ; Anvers représente tout un peuple,
et plusieurs siècles. Maintenez donc l'équilibre entre
les deux cités ; mettez le holà entre Anvers et Versailles
; embellissez la ville nouvelle, conservez la ville ancienne. Vous
avez eu une histoire, vous avez été une nation, souvenez-vous-en,
soyez-en fiers. Rien de plus funeste et de plus amoindrissant que
le goût des démolitions. Qui démolit sa maison,
démolit sa famille, qui démolit sa ville, démolit
sa patrie ; qui détruit sa demeure, détruit son nom.
C'est le vieil honneur qui est dans ces vieilles pierres. Toutes
ces masures dédaignées sont des masures illustres
; elles parlent, elles ont une voix ; elles attestent ce que vos
pères ont fait. L'amphithéâtre de Galien dit
: j'ai vu proclamer empereur Tetricus, gouverneur des Gaules; j'ai
vu naître Ausone, qui a été poëte et consul
romain ; j'ai vu St Martin présider le premier concile; j'ai
vu passer Abdérame ; j'ai vu passer le Prince Noir. Sainte-Croix
dit : j'ai vu Louis le jeune épouser Éléonore
de Guyenne, Gaston de Foix épouser Madeleine de France, Louis
XIII épouser Anne d'Autriche. Le Peyberland dit : j'ai vu
Charles VII et Catherine de Médicis. Le beffroi de ville
dit : c'est sous ma voûte qu'ont siégé Michel
Montaigne qui fut maire, et Montesquieu qui fut président.
La vieille muraille dit : c'est par ma brèche qu'est entré
le connétable de Montmorency. Est-ce que tout cela ne vaut
pas une rue tirée au cordeau ? Tout cela, c'est le passé
; le passé, chose grande, vénérable et féconde.
Je l'ai dit ailleurs, respectons les édifices et les livres
; là seulement le passé est vivant ; partout ailleurs
il est mort. Or, le passé est une partie de nous-mêmes,
la plus essentielle peut-être. Tout le flot qui nous porte,
toute la sève qui nous vivifie nous vient du passé.
Qu'est-ce qu'un arbre sans sa racine ? Qu'est-ce qu'un fleuve sans
sa source ? Qu'est-ce qu'un peuple sans son passé ?
M.
de Tourny, I'intendant de 1743, qui a commencé la destruction
du vieux Bordeaux et la construction du nouveau, a-t-il été
utile ou funeste à la ville ? C'est une question que je n'examine
pas. On lui a élevé une statue, il y a la rue Tourny,
le quai Tourny, le cours Tourny, c'est fort bien. Mais en admettant
qu'il ait si grandement servi la cité, est-ce une raison
pour que Bordeaux se présente au monde comme n'ayant jamais
eu que M. de Tourny ?
Quoi ! Auguste vous avait bâti le temple de Tutelle ; vous
l'avez jeté bas. Galien vous avait édifié l'amphithéâtre
; vous l'avez démantelé. Clovis vous avait donné
le palais de l'Ombrière ; vous l'avez ruiné, Les ducs
d'Aquitaine vous avaient fait une enceinte de tours ; vous l'avez
renversée. Les rois d'Angleterre vous avaient construit une
grande muraille du fossé des Tanneurs au fossé des
Salinières ; vous l'avez arrachée de terre. Charles
VII vous avait bâti le Château Trompette ; vous l'avez
démoli. Vous déchirez l'une après l'autre toutes
les pages de votre vieux livre, pour ne garder que la dernière.
Vous chassez de votre ville et vous effacez de votre histoire Charles
VII, les rois d'Angleterre, les ducs de Guienne, Clovis, Galien
et Auguste, et vous dressez une statue à M. de Tourny ! C'est
renverser quelque chose de bien grand pour élever quelque
chose de bien petit.
21
juillet.
Le
pont de Bordeaux est la coquetterie de la ville. Il y a toujours
sur le pont quatre hommes occupés à rejointoyer le
pavé et à fourbir le trottoir. En revanche, les églises
sont fort tristement délabrées. Pourtant n'est-il
pas vrai que tout dans une église mérite religion,
jusqu'aux pierres ? C'est ce qu'oublient volontiers les prêtres,
qui sont les premiers démolisseurs. Les deux principales
églises de Bordeaux, Saint André et St Michel, ont
au lieu de clochers des campanilles isolées de l'édifice
principal comme à Venise et à Pise. La campanille
de St André, qui est la cathédrale, est une assez
belle tour dont la forme rappelle la tour de beurre de Rouen et
qu'on nomme le Peyberland du nom de l'archevêque Pierre Berland,
lequel vivait en 1430. La cathédrale a en outre les deux
flèches hardies et percées à jour dont je vous
ai déjà parlé. L'église, commencée
au onzième siècle, comme l'attestent les piliers romans
de la nef a été laissée là pendant trois
siècles, pour être reprise sous Charles VII et terminée
sous Charles VIII. La ravissante époque de Louis XII y a
mis la dernière main et a construit, à l'extrémité
opposée l'abside, un porche exquis qui supporte les orgues.
Les deux grands bas-reliefs appliqués à la muraille
sous ce porche sont deux tableaux de pierre du plus beau style,
et on pourrait presque dire, tant le modelé en est puissant,
de la plus magnifique couleur. Dans le tableau de gauche, l'aigle
et le lion adorent le Christ avec un regard profond et intelligent,
comme il convient que les génies adorent Dieu. Le
portail, quoique simplement latéral, est d'une grande beauté
; mais j'ai hâte de vous parler d'un vieux cloître en
ruine qui accoste la cathédrale au midi et où je suis
entré par hasard. Rien n'est plus triste et plus charmant,
plus imposant et plus abject. Figurez-vous cela. De sombres galeries
percées d'ogives à fenestrages flamboyants ; un treillis
de bois sur ces ogives, le cloître transformé en hangard,
toutes les dalles dépavées, la poussière et
les toiles d'araignées partout, des latrines dans une cour
voisine, des lampadaires de cuivre rouillé, des croix noires,
des sabliers d'argent, toute la défroque des corbillards
et des croque-morts dans les coins obscurs, et sous ces faux cénotaphes
de bois et de toile peinte de vrais tombeaux qu'on entrevoit avec
leurs sévères statues trop bien couchées pour
qu'elles puissent se relever et trop bien endormies pour qu'elles
puissent se réveiller. N'est-ce pas scandaleux ? Ne faut-il
pas accuser le prêtre de la dégradation de l'église
et de la profanation des tombeaux ? Quant à moi, si j'avais
à tracer aux prêtres leur devoir, je le ferais en deux
mots : pitié pour les vivants, piétié pour
les morts.
Au milieu, entre les quatre galeries du cloître, les débris
et les décombres obstruent un petit coin, jadis cimetière,
où les hautes herbes, le jasmin sauvage, les ronces et les
broussailles croissent, et se mêlent, on pourrait presque
dire, avec une joie inexprimable. C'est la végétation
qui saisit l'édifice ; c'est l'uvre de Dieu qui l'emporte
sur l'uvre de l'homme. Pourtant cette joie n'a rien de méchant
ni d'amer. C'est l'innocente et royale gaîté de la
nature. Rien de plus. Au milieu des ruines et des herbes mille fleurs
s'épanouissent. Douces et charmantes fleurs ! Je sentais
leurs parfums venir jusqu'à moi, je voyais s'agiter leurs
jolies têtes blanches, jaunes et bleues, et il me semble qu'elles
s'efforçaient toutes à qui mieux mieux de consoler
ces pauvres pierres abandonnées.
D'ailleurs,
c'est la destinée. Les moines s'en vont avant les prêtres,
et les cloîtres s'écroulent avant les églises.
De
St André je suis allé à St Michel
- Mais
on m'appelle. La voiture de Bayonne va partir, je vous dirai la
prochaine fois ce qui m'est arrivé dans cette visite à
St Michel.
Bayonne. 23 juillet.
Il faut être
un voyageur endurci et coriace pour se trouver à l'aise sur
l'impériale de la diligence Dotézac, laquelle va de
Bordeaux à Bayonne. Je n'avais de ma vie rencontré
une banquette rembourrée avec cette férocité.
Ce divan pourra du reste rendre service à la littérature
et fournir une métaphore nouvelle à ceux qui en ont
besoin. On renoncera aux antiques comparaisons classiques qui exprimaient
depuis trois mille ans la dureté d'un objet : on laissera
reposer l'acier, le bronze, le cur des tyrans. Au lieu de
dire :
Le Caucase en
courroux
Cruel, t'a fait le cur plus dur que ses cailloux !
les poëtes
diront: plus dur que la banquette de la diligence-Dotézac.
On n'escalade
pourtant pas cette position élevée et rude sans quelque
difficulté. Il faut d'abord payer quatorze francs, cela va
sans dire ; et puis il faut donner son nom au conducteur. J'ai donc
donné mon nom. Quand on m'interroge touchant mon nom dans
les bureaux de diligences, j'en ôte volontiers la première
syllabe, et je réponds M. Go, laissant l'orthographe à
la fantaisie du questionneur. Lorsqu'on me demande comment la chose
s'écrit, je réponds : je ne sais pas. Cela contente
en général l'écrivain du registre, il saisit
la syllabe que je lui livre, et il brode ce simple thème
avec plus ou moins d'imagination, selon qu'il est ou n'est pas homme
de goût. Cette façon de faire m'a valu, dans mes diverses
promenades, la satisfaction de voir mon nom écrit des manières
variées que voici :
M. Go.
M. Got.
M. Gaut.
M. Gault.
M. Gaud.
M. Gauld.
M. Gaulx.
M. Gaux.
M. Gau.
Aucun
de ces rédacteurs n'a encore eu l'idée d'écrire
M. Goth. Je n'ai jusqu'à présent constaté cette
nuance que dans les satires de M. Viennet et les feuilletons du
Constitutionnel. L'écrivain du bureau-Dotézac a d'abord
écrit M. Gau, puis il a hésité un instant,
a regardé le mot qu'il venait de tracer, et le trouvant sans
doute un peu nu, y a ajouté un x. C'est donc sous ce nom,
M. Gaux, que je suis monté sur la redoutable sellette où
MM. Dotézac frères promènent leurs patients
pendant cinquante cinq lieues.
J'ai
déjà observé que les bossus aiment l'impériale
des voitures. Je ne veux pas approfondir ces harmonies, mais le
fait est que sur l'impériale de la diligence de Meaux j'en
avais rencontré un, et que sur l'impériale de la diligence
de Bayonne j'en ai trouvé deux. Ils voyageaient ensemble,
et ce qui rendait l'accouplement curieux, c'est que l'un était
bossu par derrière et l'autre par devant. Le premier paraissait
exercer je ne sais quel ascendant sur le second, qui avait son gilet
entrouvert et débraillé, et au moment où j'arrivai,
il lui dit avec autorité : Mon cher, boutonnez votre difformité.
Le
conducteur de la voiture regardait les deux bossus d'un air humilié.
Ce brave homme ressemblait parfaitement à M. de Rambuteau.
En le contemplant, je me disais qu'il suffirait peut-être
de le raser pour en faire un préfet de la Seine, et qu'il
suffirait aussi que M. de Rambuteau ne se rasât plus pour
faire un excellent conducteur de diligences. L'assimilation, comme
on dit aujourd'hui dans la langue politique, n'a du reste rien de
fâcheux ni de blessant. Une diligence, c'est bien plus qu'une
préfecture, c'est l'image parfaite d'une nation avec sa constitution
et son gouvernement. La diligence a trois compartiments comme l'état.
L'aristocratie est dans le coupé ; la bourgeoisie est dans
l'intérieur ; le peuple est dans la rotonde. Sur l'impériale,
au dessus de tous, sont les rêveurs, les artistes, les gens
déclassés. Le roi, c'est le conducteur, qu'on traite
volontiers de tyran ; le ministère, c'est le postillon qu'on
change à chaque relais. Quand la voiture est trop chargée
de bagages, c'est-à-dire quand la société met
les intérêts par dessus tout, elle court risque de
verser.
Puisque
nous sommes en train de rajeunir les métaphores antiques,
je conseille aux dignes lettrés qui embourbent si souvent
dans leur style le char de l'état de dire désormais
la diligence de l'état. Ce sera moins noble, mais plus exact.
Du
reste la route était fort belle et l'on allait grand train.
Cela tient à une lutte qu'il y a en ce moment entre la diligence-Dotézac
et une autre voiture que les postillons-Dotézac appellent
dédaigneusement la concurrence sans la désigner autrement.
Cette voiture m'a paru bonne. Elle est neuve, coquette et jolie.
De temps en temps elle nous passait, et alors elle trottait une
heure ou deux devant nous à vingt pas, jusqu'à ce
que nous lui rendissions la pareille. C'était fort désagréable.
Dans les anciens combats classiques, on faisait "mordre la
poussière" à son ennemi ; dans ceux-ci, on se
contente de la lui faire avaler.
Les
Landes, de Bazas à Mont-de-Marsan, ne sont autre chose qu'une
interminable forêt de pins, semée çà
et là de grands chênes, et coupée d'immenses
clairières que couvrent à perte de vue les landes
vertes, les genêts jaunes et les bruyères violettes.
La présence de l'homme se révèle dans les parties
les plus désertes de cette forêt par de longues lanières
d'écorces enlevées au tronc des pins pour l'écoulement
de la résine.
Point
de villages ; mais d'intervalles en intervalles deux ou trois maisons
à grands toits, couvertes de tuiles creuses à la mode
d'Espagne, et abritées sous des bouquets de chênes
et de chataigniers. Parfois le pays devient plus âpre, les
pins se perdent à l'horizon, tout est bruyère ou sable
; quelques chaumières basses enfouies sous une sorte de fourrure
de fougères sèches appliquées au mur, apparaissent
çà et là, puis on ne les voit plus, et l'on
ne rencontre plus rien au bord de la route que la hutte de terre
d'un cantonnier, et par instants un large cercle de gazon brûlé
et de cendre noire indiquant la place d'un feu nocturne. Toutes
sortes de troupeaux paissent dans ces bruyères, troupeaux
d'oies et de porcs conduits par des enfants, troupeaux de moutons
noirs et roux conduits par des femmes, troupeaux de bufs à
grandes cornes conduits par des hommes à cheval. Tel troupeau,
tel berger.
Sans
m'en apercevoir, en croyant ne peindre qu'un désert, je viens
d'écrire une maxime d'état. Et à ce propos,
croirez-vous qu'au moment où je traversais les Landes, tout
y parlait politique ? Cela ne va guère à un pareil
paysage, n'est-ce pas ? Un souffle de révolution semblait
agiter ces vieux pins.
C'est
l'instant précis où Espartero s'écroulait en
Espagne. On ne savait encore rien, et l'on pressentait tout. Les
postillons, en montant sur leur siège, disaient au conducteur
: Il est à Cadix. - Non, il s'est embarqué - Oui pour
l'Angleterre. - Non, pour la France. - Il ne veut ni de la France
ni de l'Angleterre. II va dans une colonie espagnole. - Bah !
"Les
deux bossus mêlaient leur politique à la politique
du postillon, et le bossu par devant disait avec grâce : -
Espartero a pris Lafuite et Caillard. A mesure que nous approchions
de Mont-de-Marsan, les routes se couvraient d'espagnols, à
pied, à cheval, en voiture, voyageant par bandes ou isolément.
Sur une charrette chargée d'hommes en guenilles, j'ai vu
une jeune paysanne vêtue d'une mode gracieuse, et qui avait
sur sa jolie tête grave et douce le chapeau le plus exquis
qu'on put voir ; quelque chose de noir bordé de quelque chose
de rouge, c'était charmant. Qu'est-ce que c'est donc qu'une
politique qui a des coups de vent capables de chasser de son pays
une pauvre jolie fille si bien coiffée ? Pendant que de nouveaux
réfugiés arrivent, les anciens réfugiés
s'en vont. Dans deux berlines de poste qui galopaient en sens inverse
et qui avaient dû se croiser, j'ai rencontré madame
la duchesse de Gor qui s'en allait vers Madrid et madame la duchesse
de San Fernando qui s'en allait vers Paris. Deux diligences pleines
d'espagnols se sont rencontrées à moitié chemin
entre Captieux et les Traverses, et suivant une habitude des postillons
en pareil cas, ont échangé leurs attelages. Les mêmes
chevaux qui venaient de ramener vers la patrie les proscrits d'hier
ont remmené vers l'exil les proscrits d'aujourd'hui. Du reste,
quelle que fût la nouvelle révolution qui venait de
s'accomplir si près de nous, elle ne troublait qu'à
la surface cette nature sévère et tranquille. Ce vent
qui déplace les puissances et qui remue les trônes
ne faisait pas tomber plus vite de l'arbre la pomme de pin qui tremble
au bout de la branche. Les chariots attelés de bufs
passaient avec leur gravité antique à travers ces
chaises de poste en fuite et ces diligences effarées. Rien
de plus étrange, pour le dire en passant, que ces attelages
de bufs. Le chariot est en bois, à quatre roues égales,
ce qui indique qu'il ne tourne jamais sur lui-même et va toujours
droit devant lui. Les bufs sont entièrement couverts
d'une grande toile blanche qui traîne à terre ; ils
ont entre les cornes une sorte de perruque faite d'une peau de mouton,
et sur le muffle un filet blanc à franges qui parodie à
merveille une barbe. Quelques branches de chêne roulées
autour de leur tête complètent l'accoutrement. Les
bufs, ainsi accommodés, ont un faux air de grands-prêtres
de tragédie ; ils ressemblent, à s'y méprendre,
aux comparses de théâtre français déguisés
en flamines et en druides. A Bazas, comme nous avions mis pied à
terre, un de ces bufs passa auprès de moi d'une allure
si majestueuse et si pontificale que je fus tenté de lui
dire :
Les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuplé pense.
Je
crois même le lui avoir dit. Je dois ajouter, pour être
exact, qu'il ne m'a mugi aucune réplique.
Au-delà
de Roquefort, les Landes sont égayées par des tuileries
qu'on rencontre de temps à autre ; les unes abandonnées
et fort anciennes, remontant jusqu'à Louis XIII, ce qu'atteste
le maître claveau de leurs archivoltes ; les autres en plein
travail et en plein rapport, et fumant de toutes parts comme un
fagot de bois vert sur un grand feu.
Il
y a trente ans, étant tout enfant, j'ai voyagé dans
ce pays. Je me rappelle que les voitures marchaient au pas, les
roues ayant du sable jusqu'au moyeu. Il n'y avait pas de voie tracée.
De temps en temps on trouvait un bout de chemin formé de
troncs de pins juxtaposés et noués ensemble comme
le tablier des ponts rustiques.
Aujourd'hui
ces sables sont traversés de Bordeaux à Bayonne par
une large chaussée, bordée de peupliers, qui a presque
la beauté d'un empierrement romain. Dans un temps donné
cette chaussée, effort d'industrie et de persévérance,
descendra au niveau des sables, puis disparaîtra. Le sol tend
à s'enfoncer sous elle et à l'engloutir comme il a
englouti la voie militaire faite par Brutus qui allait du Cap-Breton,
Caput Bruti, à Boïos aujourd'hui Buch, et l'autre voie,
ouvrage de César, qui traversait Gamarde, Saint-Géours
et St Michel de Jouarare. Je note en passant que ces deux mots,
Jovis ara, ara Jovis, ont engendré bien des noms de villes,
lesquels, bien qu'ayant la même origine, ne se ressemblent
guères aujourd'hui, depuis Jouarre en Champagne et Jouarare
dans les Landes jusqu'à Aranjuez en Espagne.
De
Rochefort à Tartas, les pins font place à une foule
d'autres arbres. Une végétation variée et puissante
s'empare des plaines et des collines, et la route court à
travers un jardin ravissant. On passe à chaque instant sur
de vieux ponts à arches ogives de charmantes rivières,
d'abord la Douze, puis le Midou, puis la Midouze, formée
comme le nom l'indique de la Douze et du Midou, puis l'Adour. La
syllabe dour ou dou qui se retrouve dans tous ces noms vient évidemment
du mot celte tur qui signifie cours d'eau. Toutes ces rivières
sont profondément encaissées limpides, vertes, gaies.
Les jeunes filles battent le linge au bord de l'eau, les chardonnerets
chantent dans les buissons, une vie heureuse respire dans cette
douce nature. Cependant, par moments, entre deux branches d'arbres
que le vent écarte joyeusement, on aperçoit au loin
à l'horizon les bruyères et les piñadas voilées
par les rougeurs du couchant, et l'on se souvient qu'on est dans
les Landes. On songe qu'au delà de ce riant jardin, semé
de toutes ces jolies villes, Roquefort, Mont-de-Marsan, Tartas,
coupé de toutes ces fraîches rivières, I'Adour,
la Douze, le Midou, à quelques heures de marche, est la forêt,
puis au delà de la forêt, la bruyère, la lande,
le désert, sombre solitude où la cigale chante, où
l'oiseau se tait, où toute habitation humaine disparaît,
et que traversent silencieusement à de longs intervalles
des caravanes de grands bufs vêtus de linceuls blancs,
on se dit qu'au delà de ces solitudes de sable sont les étangs,
solitudes d'eau, Sanguinet, Parentis, Mimizan, Léon, Biscarosse,
avec leur fauve population de loups, de putois, de sangliers et
d'écureuils, avec leur végétation inextricable,
surier, laurier franc, robinier, cyste à feuilles de sauge,
houx énormes, aubépines gigantesques, ajoncs de vingt
pieds de haut, avec leurs forêts vierges où l'on ne
peut s'aventurer sans une hache et une boussole ; on se représente
au milieu de ces bois immenses le grand Cassou, ce chêne mystérieux
dont le branchage hideux secoue sur toute la contrée les
superstitions et les terreurs. On pense qu'au delà des étangs
il y a les dunes, montagnes de sable qui marchent, qui chassent
les étangs devant elles, qui engloutissent les piñadas,
les villages, et les clochers, et dont les ouragans changent la
forme ; et l'on se dit qu'au delà des dunes il y a l'océan.
Les dunes dévorent les étangs ; I'océan dévore
les dunes. Ainsi, les landes, les étangs, les dunes, la mer,
voilà les quatre zones que la pensée traverse. On
se les figure l'une après l'autre, toutes plus farouches
les unes que les autres. On voit les vautours voler au dessus des
landes, les grues au dessus des lagunes, et les goëlands au
dessus de la mer. On regarde ramper sur les dunes les tortues et
les serpents. Le spectre d'une nature morne vous apparaît.
La rêverie emplit l'esprit. Des paysages inconnus et fantastiques
tremblent et miroitent devant vos yeux. Des hommes appuyés
sur un long bâton et montés sur des échasses
passent dans les brumes de l'horizon sur la crête des collines
comme de grandes araignées ; on croit voir se dresser dans
les ondulations des dunes les pyramides énigmatiques de Mimizan,
et l'on prête l'oreille comme si l'on entendait le chant sauvage
et doux des paysannes de Parentis, et l'on regarde au loin comme
si l'on voyait marcher pieds nus dans les vagues les belles filles
de Biscarosse coiffées d'immortelles de mer.
Car
la pensée a ses mirages. Les voyages que la diligence-Dotézac
ne fait pas, l'imagination les fait.
Cependant
on atteint Tartas, l'ancien chef-lieu des Tarusates, qui est une
jolie ville sur la Midouze. C'était au moyen-âge une
des quatre sénéchaussées du duché d'Albret.
Les trois autres étaient Nérac Castel-Moron et Castel-Jaloux.
En passant, j'ai salué à gauche de la route un pan
encore debout de la vénérable muraille qui résista
en 1440 au redoutable captal de Buch et donna à Charles VII
le temps d'arriver. Les gens de Tartas font des auberges et des
guinguettes avec ce mur qui leur a fait une patrie.
Comme
nous sortions de Tartas, un lièvre énorme sortit d'un
taillis voisin et traversa la chaussée, puis s'arrêta
à une portée de pistolet dans une prairie et regarda
la diligence. Cette bravoure des lièvres dans ce pays tient
sans doute à ce qu'ils savent que ce sont eux qui ont donné
leur nom à la maison d'Albret. La fierté les a pris,
et ils se comportent, le cas échéant, en lièvres
gentilshommes.
Cependant
la nuit tombait. Le soir qui a fourni à Virgile tant de beaux
vers, tous pareils par l'idée, tous différents par
la forme, versait l'ombre sur le paysage et le sommeil sur les paupières
des voyageurs. A mesure que les ténèbres s'épaississaient
et estompaient les informes silhouettes de l'horizon, il me semblait
- était-ce une illusion de la nuit ? - que le pays devenait
plus sauvage et plus rude, que les piñadas et les clairières
reparaissaient, et que nous faisions en réalité, dans
une obscurité profonde, ce voyage des Landes que j'avais
fait en imagination quelques heures auparavant. Le ciel était
étoilé ; la terre n'offrait à l'il qu'une
espèce de plaine ténébreuse où vacillaient
çà et là je ne sais quelles lueurs rougeâtres
comme si des feux de pâtres étaient allumés
dans les bruyères ; on entendait sans rien voir ni rien distinguer
ce tintement fin et grêle des clochettes qui ressemble à
un fourmillement harmonieux, puis tout rentrait dans le silence
et dans la nuit, la voiture semblait rouler aveuglement dans une
solitude obscure, où seulement, de distance en distance,
de larges flaques de clarté apparaissant au milieu des arbres
noirs révélaient la présence des étangs.
Moi,
je me sentais heureux, j'avais traversé plusieurs fois l'odeur
des liserons qui me rappelle mon enfance 70, je songeais à
tous ceux qui m'aiment, j'oubliais tous ceux qui me haissent, et
je regardais dans cette ombre, pour ainsi dire, à regard
perdu, laissant se mêler à ma rêverie les figures
vagues de la nuit qui passaient confusément devant mes yeux.
Les
deux bossus m'avaient quitté à Mont-de-Marsan, j'étais
seul sur ma banquette, le froid venait ; je m'enveloppai de mon
manteau, et peu à peu je m'endormis. Le sommeil que permet
une voiture qui vous emporte au galop est un sommeil clair à
travers lequel on sent et l'on entend. A un certain moment le conducteur
descendit, la diligence s'arrêta ; la voix du conducteur disait
: Messieurs les voyageurs, nous voici au pont de Dax ; puis les
portières s'ouvrirent et se refermèrent comme si les
voyageurs mettaient pied à terre, puis la voiture s'ébranla
et repartit. Quelques moments après le sabot des chevaux
résonna comme s'ils marchaient sur du bois ; la diligence,
brusquement inclinée en avant, fit un soubresaut violent
; j'ouvris un il; le postillon, courbé sur ses chevaux,
semblait regarder devant lui avec une précaution profonde.
J'ouvris les deux yeux ; la lourde voiture, pesamment chargée,
trainée par cinq chevaux attelés de chaînes,
marchait au pas sur un pont de bois, dans une sorte de voie étroite
bornée à gauche par le parapet qui etait fort bas,
à droite par un amas de poutres et de charpentes ; au dessous
du pont, une rivière assez large coulait à une assez
grande profondeur qu'augmentait encore l'incertitude de la nuit;
à de certains moments, la diligence penchait; à de
certains endroits, le parapet manquait : je me dressai sur mon séant
: j'étais seul sur l'impériale, le conducteur n'était
pas remonté à sa place ; la voiture marchait toujours
; le postillon toujours courbé sur son attelage que la lanterne
du coupé éclairait à peine, grommelait je ne
sais quelles exclamations énergiques ; enfin les chevaux
gravirent une petite pente, un nouveau soubresaut ébranla
la voiture, puis elle s'arrêta. Nous étions sur le
pavé. Les voyageurs qui avaient passé le pont à
pied avant la voiture, rentrèrent dans les trois compartiments,
et tout en ouvrant et refermant les portières, j'entendais
le conducteur qui disait : - Diable de pont !Toujours en réparation
! - Quand donc sera-t-il solide ? - La police est bien mal faite
à Dax. Les charpentiers laissent leurs outils sur le passage
de la voiture pour la verser. - J'ai vu le moment où la diligence
était dans la rivière. - On ne peut se figurer le
danger qu'il y a. - Vous verrez qu'un de ces jours il arrivera un
malheur. - N'est-ce pas, Messieurs les voyageurs, que j'ai bien
fait de vous faire descendre ? Cela dit, il remonta, et m'apercevant
il poussa un cri : Tiens, monsieur ! Je vous avais oublié
!
26 juillet.
Je
n'ai pu entrer à Bayonne sans émotion. Bayonne est
pour moi un souvenir d'enfance. Je suis venu à Bayonne étant
tout petit, ayant sept ou huit ans, vers 1811 ou 1812, à
l'époque des grandes guerres. Mon père faisait en
Espagne son métier de soldat de l'empereur et tenait en respect
deux provinces insurgées par l'Empecinado, Avila, Guadalaxara,
et tout le cours du Tage. Ma mère, allant le rejoindre, s'était
arrêtée à Bayonne pour attendre un convoi, car
alors, pour faire le voyage de Bayonne à Madrid, il fallait
être accompagné de trois mille hommes et précédé
de quatre pièces de canon. J'écrirai quelque jour
ce voyage qui a son intérêt, ne fut-ce que pour préparer
des matériaux à l'histoire. Ma mère avait emmené
avec elle mes deux frères Abel et Eugène et moi, qui
étais le plus jeune des trois. Je me rappelle que le lendemain
de notre arrivée à Bayonne une espèce de signor
ventru, orné de breloques exagérées, et baragouinant
l'italien, se présenta chez ma mère. Cet homme nous
fit, à nous enfants qui le regardions entrer à travers
une porte vitrée, l'effet d'un charlatan de place. C'était
le directeur du théâtre de Bayorme. Il venait prier
ma mère de prendre une loge à son théâtre.
Ma mère loua une loge pour un mois. C'était à
peu près le temps que nous devions rester à Bayonne.
Cette loge louée nous fit sauter de joie. Nous enfants, aller
au spectacle tous les soirs pendant tout un mois, nous qui n'étions
encore entrés dans un théâtre qu'une fois par
an, et qui n'avions dans l'esprit d'autre souvenir dramatique que
La Comtesse d'Escarbagnas. Le soir même, nous tourmentâmes
ma mère, qui nous obéit, comme les mères font
toujours, et nous mena au théâtre. Le contrôleur
nous installa dans une magnifique loge de face ornée de draperies
de calicot rouge à rosaces safran. On jouait Les Ruines de
Babylone, fameux mélodrame qui avait en ce temps-là
un immense succès par toute la France. C'était magnifique,
à Bayonne du moins. Des chevaliers abricot et des arabes
vêtus de drap de fer de la tête aux pieds surgissaient
à chaque instant, puis s'engloutissaient au milieu d'une
prose terrible dans des ruines de carton pleines de chausse-trappes
et de pièges à loups. Il y avait le calife Haroun
et l'eunuque Giafar. Nous étions dans l'admiration. Le lendemain,
le soir venu, nous tourmentâmes encore notre mère qui
nous obéit encore. Nous voici au spectacle dans notre loge
à rosaces. - Que va-t-on donner ? Nous étions dans
l'anxiété. La toile se lève. Giafar paraît.
On donnait Les Ruines de Babylone. Cela ne nous fâcha point.
Nous étions satisfaits de revoir ce bel ouvrage, qui nous
amusa très fort encore cette fois. Le surlendemain, ma mère
fut excellente, comme toujours, et nous retournâmes au théâtre.
On donnait Les Ruines de Babylone. Nous revîmes la pièce
avec plaisir, cependant nous aurions préféré
quelque autre ruine. Le quatrième jour, à coup sûr
le spectacle devait être changé ; nous y allâmes
; ma mère nous laissait faire et nous accompagnait en souriant.
On donnait Les Ruines de Babylone. Cette fois nous dormîmes.
Le cinquième jour, nous envoyâmes dès le matin
Bertrand, le valet de chambre de ma mère, voir l'affiche.
On donnait Les Ruines de Babylone. Nous priâmes ma mère
de ne point nous y mener. Le sixième jour, on donnait encore
Les Ruines de Babylone. Cela dura ainsi tout le mois. Un beau jour
l'affiche changea. Ce jour-là, nous partions.
C'est
ce souvenir-là qui m'a fait parler quelque part de ce hasard
taquin qui joue avec l'enfant.
Du
reste, aux Ruines de Babylone près, je me rappelle avec bonheur
ce mois passé à Bayonne. Il y avait au bord de l'eau
sous des arbres une belle promenade où nous allions tous
les soirs. Nous faisions en passant la moue au théâtre
où nous ne mettions plus les pieds et qui nous inspirait
une sorte d'ennui mêlé d'horreur. Nous nous asseyions
sur un banc, nous regardions les navires, et nous écoutions
notre mère nous parler, noble et sainte femme qui n'est plus
aujourd'hui qu'une figure dans ma mémoire, mais qui rayonnera
jusqu'à mon dernier jour dans mon âme et sur ma vie.
La
maison que nous habitions était riante. Je me rappelle ma
fenêtre où pendaient de belles grappes de mais mûr.
Pendant tout ce long mois, nous n'eûmes pas un moment d'ennui
; j'excepte toujours Les Ruines de Babylone. Un jour nous allâmes
voir un vaisseau de ligne mouillé à l'embouchure de
l'Adour. Une escadre anglaise lui avait donné la chasse ;
après un combat de quelques heures il s'était réfugié
là, et les anglais le tenaient bloqué. J'ai encore
présent, comme s'il était sous mes yeux ; cet admirable
navire qu'on voyait à un quart de lieue de la côte,
éclairé d'un beau rayon de soleil, toutes voiles carguées,
fièrement appuyé sur la vague, et qui me paraissait
avoir je ne sais quelle attitude menaçante, car il sortait
de la mitraille et il allait peut-être y rentrer.
Notre
maison était adossée aux remparts. C'est là,
sur les talus de gazon vert, parmi les canons retournés la
lumière sur l'herbe et les mortiers renversés la gueule
contre terre, que nous allions jouer dès le matin. Le soir,
Abel, mon pauvre Eugène et moi, groupés autour de
notre mère, barbouillant les godets d'une boîte à
couleurs, nous enluminions à qui mieux mieux de la manière
la plus féroce les gravures d'un vieil exemplaire des Mille
et une nuits. Cet exemplaire m'avait été donné
par le général Lahorie, mon parrain mort, quelques
mois après l'époque dont je parle, à la plaine
de Grenelle.
Eugène
et moi, nous achetions aux petits garçons de la ville tous
les chardonnerets et tous les verdiers qu'ils nous apportaient.
Nous mettions ces pauvres oiseaux dans des cages d'osier. Quand
une cage était remplie, nous en achetions une autre. Nous
avions ainsi cinq cages pleines. Lorsqu'il fallut partir, nous donnâmes
la volée à tous ces jolis oiseaux. Ce fut tout à
la fois pour nous une joie et un crève-cur.
C'était
une personne de la ville, une veuve, je crois, qui louait cette
maison à ma mère. Cette veuve habitait elle-même
un pavillon voisin de notre logis. Elle avait une fille de quatorze
ou quinze ans. Ma mémoire après trente années
n'a perdu aucun des traits de cette angélique figure. Je
la vois encore. Elle était blonde et svelte, et me paraissait
grande. C'était un regard doux et voilé, un profil
virgilien, comme on rêve Amaryllis ou la Galathée qui
s'enfuit vers les saules. Elle avait le cou admirablement attaché
et d'une pureté adorable, la main petite, le bras blanc et
le coude un peu rouge, ce qui tenait à son âge, détail
que le mien ignorait alors. Elle était habituellement coiffée
d'un madras thé à bordure verte, étroitement
serré du sommet de la tête à la nuque, de façon
à laisser le front à découvert et à
ne cacher que la moitié de la chevelure. Je ne me rappelle
pas la robe qu'elle portait.
Cette
belle enfant venait jouer avec nous. Quelquefois Abel et Eugène,
mes aînés, plus grands et plus sérieux que moi
et " faisant les hommes ", comme disait ma mère,
allaient voir l'exercice à feu sur le rempart ou montaient
dans leur chambre pour étudier Sobrino et feuilleter Cormon.
Alors j'étais seul, je sentais l'ennui venir, que faire ?
Elle m'appelait, et me disait : viens, que je te lise quelque chose.
Il y avait dans la cour une porte exhaussée de quelques marches
et fer née d'un gros verrou rouillé que je vois encore,
un verrou rond, à poignée en queue de porc, comme
on en trouve parfois dans les vieilles caves. C'était sur
ces marches qu'elle allait s'asseoir. Je me tenais debout derrière
elle le dos appuyé à la porte. Elle me lisait je ne
sais plus quel livre ouvert sur ses genoux. Nous avions au dessus
de nos têtes un ciel éclatant et un beau soleil qui
pénétrait de lumière les tilleuls et changeait
les feuilles vertes en feuilles d'or. Un vent tiède passait
à travers les fentes de la vieille porte et nous caressait
le visage. Elle était courbée sur son livre et lisait
à voix haute. Pendant qu'elle lisait, je n'écoutais
pas le sens de ses paroles, j'écoutais le son de sa voix.
Par moments mes yeux se baissaient ; mon regard rencontrait son
fichu entr'ouvert au dessous de moi, et je voyais avec un trouble
mêlé d'une fascination étrange sa gorge ronde
et blanche qui s'élevait et s'abaissait doucement dans l'ombre,
vaguement dorée d'un chaud reflet du soleil. Il arrivait
parfois dans ces moments-là qu'elle levait tout à
coup ses grands yeux bleus, et elle me disait : eh bien, Victor
! tu n'écoutes pas ?
J'étais
tout interdit, je rougissais et je tremblais, et je faisais semblant
de jouer avec le gros verrou.
Je
ne l'embrassais jamais de moi-même ; c'était elle qui
m'appelait et me disait : embrasse-moi donc. Le jour où nous
partîmes, j'eus deux grands chagrins : la quitter et lâcher
mes oiseaux.
Qu'était-ce
que cela, mon ami ? Qu'est-ce que j'éprouvais, moi si petit,
près de cette grande belle fille innocente ? Je l'ignorais
alors. J'y ai souvent songé depuis. Bayonne est restée
dans ma mémoire comme un lieu vermeil et souriant. C'est
là qu'est le plus ancien souvenir de mon cur. O époque
naïve, et pourtant déjà doucement agitée
! C'est là que j'ai vu poindre dans le coin le plus obscur
de mon âme cette première lueur inexprimable, aube
divine de l'amour.
Ne
trouvez-vous pas, ami, qu'un pareil souvenir est un lien, et un
lien que rien ne peut détruire !
Chose
étrange que deux êtres puissent être liés
de cette chaîne pour toute la vie, et ne pas se manquer pourtant,
et ne pas se chercher, et être étrangers l'un à
l'autre, et ne pas même se connaître ! La chaîne
qui m'attache à cette douce enfant ne s'est pas rompue, mais
le fil s'est brisé. A peine arrivé à Bayonne,
j'ai fait le tour de la ville par les remparts, cherchant la maison,
cherchant la porte, cherchant le verrou, je n'ai rien retrouvé,
ou du moins rien reconnu. Où est-elle ? Que fait-elle ? Est-elle
morte ? Vit-elle encore ? Si elle vit, elle est mariée sans
doute, elle a des enfants. Elle est veuve peut-être, et vieillit
à son tour. Comment se peut-il que la beauté s'en
aille et la femme reste ? Est-ce que la femme d'à présent
est bien le même être que la jeune fille d'autrefois
? Peut-être viens-je de la rencontrer ? Peut-être est-elle
la femme quelconque à laquelle j'ai demandé mon chemin
tout à l'heure, et qui m'a regardé m'éloigner
comme un étranger ? Qu'il y a une amère tristesse
dans tout ceci [ ?] Nous ne sommes donc que des ombres. Nous passons
les uns auprès des autres, et nous nous effaçons comme
des fumées dans le ciel profond et bleu de l'éternité.
Les hommes sont dans l'espace ce que les heures sont dans le temps.
Quand ils ont sonné, ils s'évanouissent. Où
va notre jeunesse ? Où va notre enfance, hélas ! Où
est la belle jeune fille de 1812 ? Où est l'enfant que j'étais
alors ? Nous nous touchions dans ce temps-là, et maintenant
nous nous touchons encore peut-être, et il y a un abîme
entre nous. La mémoire, ce pont du passé, est brisée
entre elle et moi. Elle ne connaîtrait pas mon visage, et
je ne reconnaîtrais pas le son de sa voix. Elle ne sait plus
mon nom, et je ne sais pas le sien.
27
juillet.
J'ai
peu de chose à vous dire de Bayonne. La ville est on ne peut
plus gracieusement située au milieu des collines vertes,
sur le confluent de la Nive et de l'Adour, qui fait là une
petite Gironde. Mais de cette jolie ville et de ce beau lieu il
a fallu faire une citadelle. Malheur aux paysages qu'on juge à
propos de fortifier ! Je l'ai déjà dit une fois, et
je ne puis m'empêcher de le redire, le triste ravin qu'un
fossé en zig-zag ! La laide colline qu'une escarpe avec sa
contrescarpe ! C'est un chef d'uvre de Vauban. Soit. Mais
il est certain que les chefs d'uvre de Vauban gâtent
les chefs d'uvre du bon Dieu.
La
cathédrale de Bayonne est une assez belle église du
quatorzième siècle couleur amadou et toute rongée
par le vent de la mer. Je n'ai vu nulle part les meneaux décrire
dans l'intérieur des ogives des fenestrages plus riches et
plus capricieux. C'est toute la fermeté du quatorzième
siècle qui se mêle sans la refroidir à toute
la fantaisie du quinzième. Il reste çà et là
quelques belles verrières, presque toutes du seizième
siècle. A droite de ce qui a été le grand portail
j'ai admiré une petite baie dont le dessin se compose de
fleurs et de feuilles merveilleusement roulées en rosace.
Les portes sont d'un grand caractère ; ce sont de grandes
lames noires semées de gros clous rehaussées d'un
marteau de fer doré. Il ne reste plus qu'un de ces marteaux,
qui est d'un beau travail byzantin. L'église est accostée
au sud d'un vaste cloître du même temps, qu'on restaure
en ce moment avec assez d'intelligence et qui communiquait jadis
avec le chur par un magnifique portail, aujourd'hui muré
et blanchi à la chaux, dont l'ornementation et les statues
rappellent par leur grand style Amiens Reims et Chartres. Il y avait
dans l'église et dans le cloître beaucoup de tombes,
qu'on a arrachées. Quelques sarcophages mutilés adhèrent
encore à la muraille. Ils sont vides. Je ne sais quelle poussière
hideuse à voir y remplace la poussière humaine. L'araignée
file sa toile dans ces sombres logis de la mort.
Je
me suis arrêté dans une chapelle où il ne reste
plus d'un de ces sépulcres que la place encore reconnaissable
aux arrachements de la muraille ; et cependant le mort avait pris
ses précautions pour garder sa tombe. Cette sépulture
lui appartient, comme le dit encore aujourd'hui une inscription
sur marbre noir scellé dans la pierre. " Le 22 avril
1664 ", s'il faut en croire la même inscription que je
cite textuellement. " L. Reboul, notaire royal ", et "
Messieurs du chapitre " avaient donné à "
Pierre de Baraduc, bourgeois et homme d'armes au château vieux
de cette ville, titre et possession de cette sépulture pour
en jouir lui et les siens ".
Et
à ce propos ma visite à St Michel de Bordeaux me revient
à la pensée.
Je venais de sortir de l'église qui est du treizième
siècle et fort remarquable par les portails surtout, et qui
contient une exquise chapelle de la Vierge sculptée, je devrais
dire ouvrée, par les admirables figuristes du temps de Louis
XII. Je regardais la campanille qui est à côté
de l'église et que surmonte un télégraphe.
C'était jadis une superbe flèche de trois cents pieds
de haut. C'est maintenant une tour de l'aspect le plus étrange
et le plus original. Pour qui ignore que la foudre a frappé
cette flèche en 1768 et l'a fait crouler dans un incendie
qui a dévoré en même temps la charpente de l'église,
il y a tout un problème dans cette énorme tour, qui
semble à la fois militaire et ecclésiastique, rude
comme un donjon et ornée comme un clocher. Il n'y a plus
d'abat-vent aux baies supérieures. Plus de cloches, ni de
carillons, ni de timbres, ni de marteaux, ni d'horloge. La tour,
quoique couronnée encore d'un bloc à huit pans et
à huit pignons, est fruste et tronquée à son
sommet. On sent qu'elle est décapitée et morte. Le
vent et le jour passent à travers ses longues ogives sans
fenestrages et sans meneaux comme à travers de grands ossements.
Ce n'est plus un clocher ; c'est le squelette d'un clocher.
J'étais
donc seul dans la cour, plantée de quelques arbres, où
s'élève cette campanille isolée. Cette cour
est l'ancien cimetière.
Je
contemplais, quoiqu'un peu gêné par le soleil, cette
morne et magnifique masure, et je cherchais à lire son histoire
dans son architecture et ses malheurs dans ses plaies. Vous savez
qu'un édifice m'intéresse presque comme un homme.
C'est pour moi en quelque sorte une personne dont je tâche
de savoir les aventures. J'étais là fort rêveur,
quand tout à coup j'entends dire à quelques pas de
moi : monsieur ! Monsieur ! Je regarde, j'écoute. Personne.
La cour était déserte. Quelques passereaux jasaient
dans les vieux arbres du cimetière. Une voix pourtant m'avait
appelé, voix faible, douce et cassée, qui résonnait
encore dans mon oreille. Je fais quelques pas, et j'entends la voix
de nouveau : - Monsieur ! Cette fois je me retourne vivement, et
j'aperçois à l'angle de la cour près d'une
porte, une figure de vieille sortant d'une lucarne. Cette lucarne
affreusement délabrée laissait entrevoir l'intérieur
d'une chambre misérable. Près de la vieille il y avait
un vieux. Je n'ai de ma vie rien vu de plus décrépit
que ce bouge si ce n'est ce couple. L'intérieur de la masure
était blanchi de ce blanc de chaux qui rappelle le linceul,
et je n'y voyais d'autres meubles que les deux escabeaux où
étaient assises, me regardant avec leurs petits yeux gris,
ces deux figures tannées, ridées éraillées,
qui étaient comme enduites de bistre et de bitume et paraissaient
enveloppées, plutôt que vêtues, de vieux suaires
raccommodés. Je ne suis pas comme Salvatore Rosa qui disait
:
Me figuro il sepulcro in ogni loco.
Pourtant,
même en plein jour, à midi, sous ce chaud et vivant
soleil, l'apparition me surprit un moment, et il me sembla que je
m'entendais appeler du fond d'une crypte antédiluvienne par
deux spectres âgés de quatre mille ans.
Après
quelques secondes de réflexion, je leur donnai quinze sous.
C'était tout simplement le portier et la portière
du cimetière. Philémon et Baucis.
Philémon, ébloui de la pièce de quinze sous,
fit une effroyable grimace d'étonnement et de joie et mit
cette monnaie dans une façon de vieille poche de cuir clouée
au mur, autre injure des ans, comme dirait La Fontaine, et Baucis
me dit avec un sourire aimable : - Voulez-vous voir le charnier
?
Ce
mot, le charnier, réveilla dans mon esprit je ne sais quel
vague souvenir d'une chose qu'en effet je croyais savoir, et je
répondis : - Avec plaisir, madame.
-
Je le pensais bien, reprit la vieille. Et elle ajouta : tenez, voici
le sonneur qui vous le montrera, c'est fort beau à voir.
En parlant ainsi, elle posait aimablement sur ma main sa main rousse,
diaphane, palpitante, velue et froide comme l'aîle d'une chauve-souris.
Le
nouveau personnage qui venait d'apparaître et qui avait senti
sans doute l'odeur de la pièce de quinze sous, le sonneur,
se tenait debout à quelques pas sur l'escalier extérieur
de la tour dont j'avais entr'ouvert la porte.
C'était
un gaillard d'environ trente-six ans, trapu, robuste, gras, rose
et frais, ayant tout l'air d'un bon vivant, comme il sied à
celui qui vit aux dépens des morts. Mes deux spectres se
complétaient d'un vampire.
La
vieille me présenta au sonneur avec une certaine pompe :
- Voilà un monsieur anglais qui désire voir le charnier.
Le
vampire sans dire un mot, remonta les quelques pas qu'il avait descendus,
poussa la porte de la tour et me fit signe de le suivre. J'entrai.
Toujours
silencieux, il referma la porte derrière moi. Nous nous trouvâmes
dans une obscurité profonde. Cependant il y avait une veilleuse
dans le coin d'une marche derrière un gros pavé. A
la lueur de cette veilleuse, je vis le sonneur se courber et allumer
une lampe. La lampe allumée, il se mit à descendre
les degrés d'une étroite vis de St Gilles ; je fis
comme lui. Au bout d'une dizaine de marches, je crois que je me
baissai pour franchir une porte basse et que je montai, toujours
conduit par le sonneur, deux ou trois degrés ; je n'ai plus
ces détails présents à l'esprit ; j'étais
plongé dans une sorte de rêverie qui me faisait marcher
comme dans le sommeil. A un certain moment le sonneur me tendit
sa grosse main osseuse, je sentis que nos pas résonnaient
sur un plancher ; nous étions dans un lieu très sombre,
une sorte de caveau obscur.
Je
n'oublierai jamais ce que je vis alors.
Le
sonneur, muet et immobile, se tenait debout au milieu du caveau,
appuyé à un poteau enfoncé dans le plancher,
et de la main gauche il élevait sa lampe au-dessus de sa
tête. Je regardai autour de nous. Une lueur brumeuse et diffuse
éclairait vaguement le caveau, j'en distinguais la voûte
ogive. Tout à coup, en fixant mes yeux sur la muraille, je
vis que nous n'étions pas seuls. Des figures étranges,
debout et adossées au mur, nous entouraient de toutes parts.
A la clarté de la lampe, je les entrevoyais confusément
à travers ce brouillard qui remplit les lieux bas et ténébreux.
Imaginez un cercle de visages effrayants au centre duquel j'étais.
Les corps noirâtres et nus s'enfonçaient et se perdaient
dans la nuit ; mais je voyais distinctement saillir hors de l'ombre
et se pencher en quelque sorte vers moi, pressées les unes
contre les autres, une foule de têtes sinistres et terribles
qui semblaient m'appeler avec des bouches toutes grandes ouvertes,
mais sans voix, et qui me regardaient avec des orbites sans yeux.
Qu'était-ce que ces figures ? Des statues sans doute. Je
pris la lampe des mains du sonneur, et je m'approchai. C'était
des cadavres.
En
1793, pendant qu'on violait le cimetière des rois à
St Denis, on viola le cimetière du peuple à Bordeaux.
La royauté et le peuple sont deux souverainetés ;
la populace les insulta en même temps. Ce qui prouve, soit
dit en passant aux gens qui ne savent pas cette grammaire, que peuple
et populace ne sont point synonymes.
Le
cimetière de St Michel de Bordeaux fut dévasté
comme les autres. On arracha les cercueils du sol, on jeta au vent
toute cette poussière. Quand la pioche arriva près
des fondations de la tour, on fut surpris de ne plus rencontrer
ni bières pourries, ni vertèbres rompues mais des
corps entiers, desséchés et conservés par l'argile
qui les recouvrait depuis tant d'années. Cela inspira la
création d'un musée-charnier. L'idée convenait
à l'époque.
Les
petits enfants de la rue Montfaucon et du chemin des Bègles
jouaient aux osselets avec les débris épars du cimetière[,]
on les leur reprit des mains ; on recueillit tout ce qu'on put retrouver,
et l'on entassa ces ossements dans le caveau inférieur de
la campanille St Michel. Cela fit un monceau de dix sept pieds de
profondeur sur lequel on ajusta un plancher avec balustrade. On
couronna le tout avec les cadavres si étrangement intacts
qu'on venait de déterrer. Il y en avait soixante dix. On
les plaça debout contre le mur dans l'espace circulaire réservé
entre la balustrade et la muraille. C'est ce plancher qui résonnait
sous mes pieds ; c'est sur ces ossements que je marchais; ce sont
ces cadavres qui me regardaient.
Quand le sonneur eut produit son effet, car cet artiste met la chose
en scène comme un mélodrame, il s'approcha de moi,
et daigna me parler. Il m'expliqua ses morts. Le vampire se fit
cicerone. Je croyais entendre jaser un livret de musée. Par
moments c'était la faconde d'un montreur d'ours. - Regardez
celui-ci, monsieur, c'est le numéro un. II a toutes ses dents.
- Voyez comme le numéro deux est bien conservé ; il
a pourtant près de quatre cents ans. - Quant au numéro
trois, on dirait qu'il respire et qu'il nous entend. Ce n'est pas
étonnant. Il n'y a guère que soixante ans qu'il est
mort. C'est un des plus jeunes d'ici. Je sais des personnes de la
ville qui l'ont connu.
Il
continua ainsi sa tournée, passant avec grâce d'un
spectre à l'autre et débitant sa leçon avec
une mémoire imperturbable. Quand je l'interrompais par une
question au milieu d'une phrase, il me répondait de sa voix
naturelle, puis reprenait sa phrase à l'endroit même
où je l'avais coupée. Par instants il frappait sur
les cadavres avec une baguette qu'il tenait à la main, et
cela sonnait le cuir comme une valise vide. Qu'est-ce en effet que
le corps d'un homme quand la pensée n'y est plus, sinon une
valise vide ?
Je
ne sache pas plus effroyable revue. Dante et Orgagna n'ont rien
rêvé de plus lugubre. Les danses macabres du pont de
Lucerne et du Campo-Santo de Pise ne sont que l'ombre de cette réalité.
Il y avait une négresse suspendue à un clou par une
corde passée sous les aisselles qui me riait d'un rire hideux.
Dans un coin se groupait toute une famille qui mourut, dit-on, empoisonnée
par des champignons. Ils étaient quatre. La mère tête
baissée, semblait encore chercher à calmer son plus
jeune enfant qui agonisait entre ses genoux ; le fils aîné,
dont le profil avait gardé quelque chose de juvénile,
appuyait son front à l'épaule de son père.
Une femme morte d'un cancer au sein repliait étrangement
le bras comme pour montrer sa plaie élargie par l'horrible
travail de la mort. A côté d'elle se dressait un portefaix
gigantesque lequel paria un jour qu'il porterait de la porte Caillau
aux Chartrons deux mille livres. Il les porta, gagna son pari, et
mourut. L'homme tué par un pari était coudoyé
par un homme tué en duel. Le trou de l'épée
par où la mort est entrée était encore visible
à droite sur cette poitrine décharnée. A quelques
pas se tordait un pauvre enfant de quinze ans qui fut, dit-on, enterré
vivant. C'est là le comble de l'épouvante. Ce spectre
souffre. Il lutte encore après six cents ans contre son cercueil
disparu. Il soulève le couvercle du crâne et du genou
; il presse la planche de chêne du talon et du coude; il brise
aux parois ses ongles désespérés: la poitrine
se dilate ; les muscles du cou se gonflent d'une manière
affreuse ; il crie. On n'entend plus ce cri, mais on le voit. C'est
horrible.
Le
dernier des soixante-dix est le plus ancien. Il date de huit cents
ans. Le sonneur me fit remarquer avec quelque coquetterie ses dents
et ses cheveux. A côté est un petit enfant. Comme je
revenais sur mes pas, je remarquai un de ces fantômes assis
à terre près de la porte. Il avait le cou tendu, la
tête levée, la bouche lamentable, la main ouverte,
un pagne au milieu du corps, une jambe et un pied nus, et de son
autre cuisse sortait un tibia dénudé posé sur
une pierre comme une jambe de bois. Il semblait me demander l'aumône.
Rien
de plus étrange et de plus mystérieux qu'un pareil
mendiant à une pareille porte.
Que
lui donner ? Quelle aumône lui faire ? Quel est le sou qu'il
faut aux morts ? Je restai longtemps immobile devant cette apparition,
et ma rêverie devint peu à peu une prière. Quand
on se dit que toutes ces larves, aujourd'hui enchaînées
dans ce silence glacé et dans ces attitudes navrantes, ont
vécu, ont palpité, ont souffert, ont aimé ;
quand on se dit qu'elles ont eu le spectacle de la nature, les arbres,
la campagne, les fleurs, le soleil, et la voûte bleue du ciel
au lieu de cette voûte livide ; quand on se dit qu'elles ont
eu la jeunesse, la vie, la beauté, la joie, le plaisir, et
qu'elles ont poussé comme nous dans les fêtes de ces
longs éclats de rire pleins d'imprudence et d'oubli ; quand
on se dit qu'elles ont été ce que nous sommes et que
nous serons ce qu'elles sont; quand on se trouve ainsi, hélas
! face à face avec son avenir, une morne pensée vous
vient au cur, on cherche en vain à se retenir aux choses
humaines qu'on possède et qui toutes successivement s'écroulent
sous vos mains comme du sable, et l'on se sent tomber dans un abîme.
Pour
qui regarde ces débris humains avec l'il de la chair,
rien n'est plus hideux. Des linceuls en haillons les cachent à
peine. Les côtes apparaissent à nu à travers
les diaphragmes déchirés ; les dents sont jaunes,
les ongles noirs, les cheveux rares et crépus ; la peau est
une basane fauve qui secrète une poussière grisâtre
; les muscles qui ont perdu toute saillie, les viscères et
les intestins se résolvent en une sorte de filasse roussâtre
d'où pendent d'horribles fils que dévide silencieusement
dans ces ténèbres l'invisible quenouille de la mort.
Au fond du ventre ouvert on aperçoit la colonne vertébrale.
Monsieur, me disait l'homme, comme ils sont bien conservés
!
Pour
qui regarde cela avec l'il de l'esprit, rien n'est plus formidable.
Le sonneur, voyant se prolonger ma rêverie, était sorti
à pas de loup et m'avai[t] laissé seul. La lampe était
restée posée à terre. Quand cet homme ne fut
plus là, il me sembla que quelque chose qui me gênait
avait disparu. Je me sentis, pour ainsi dire, en communication directe
et intime avec les mornes habitants de ce caveau. Je regardais avec
une sorte de vertige cette ronde qui m'environnait immobile et convulsive
à la fois. Les uns laissent pendre leurs bras les autres
les tordent ; quelques-uns joignent les mains. Il est certain qu'une
expression de terreur et d'angoisse est sur toutes ces faces qui
ont vu l'intérieur du sépulcre. De quelque façon
que le tombeau le traite, le corps des morts est terrible.
Pour
moi, comme vous avez déjà pu l'entrevoir, ce n'était
pas des momies ; c'était des fantômes. Je voyais toutes
ces têtes tournées les unes vers les autres, toutes
ces oreilles qui paraissent écouter penchées vers
toutes ces bouches qui paraissent chuchotter, et il me semblait
que ces morts arrachés à la terre et condamnés
à la durée vivaient dans cette nuit d'une vie affreuse
et éternelle, qu'ils se parlaient dans la brume épaisse
de leur cachot, qu'ils se racontaient les sombres aventures de l'âme
dans la tombe, et qu'ils se disaient tout bas des choses inexprimables.
Quels
effrayants dialogues ! Que peuvent-ils se dire ? O gouffres où
se perd la pensée ! Ils savent ce qu'il y a derrière
la vie. Ils connaissent le secret du voyage. Ils ont doublé
le promontoire. Le grand nuage s'est déchiré pour
eux. Nous sommes encore, nous, dans le pays des conjectures, des
espérances, des ambitions, des passions, de toutes les folies
que nous appelons sagesses, de toutes les chimères que nous
nommons vérités. Eux ils sont entrés dans la
région de l'infini, de l'immuable, de la réalité.
Ils connaissent les choses qui sont et les seules choses qui soient.
Toutes les questions qui nous occupent nuit et jour, nous rêveurs,
nous philosophes, tous les sujets de nos méditations sans
fin, but de la vie, objet de la création, persistance du
moi, état ultérieur de l'âme, ils en savent
le fond ; toutes nos énigmes, ils en savent le mot. Ils connaissent
la fin de tous nos commencements. Pourquoi ont-ils cet air terrible
? Qui leur fait cette figure désespérée et
redoutable ? Si nos oreilles n'étaient pas trop grossières
pour entendre leur parole, si Dieu n'avait pas mis entre eux et
nous le mur infranchissable de la chair et de la vie, que nous diraient-ils
? Quelles révélations nous feraient-ils ? Quels conseils
nous donneraient-ils ? Sortirions-nous de leurs mains sages ou fous ?
Que rapportent-ils du tombeau ?
Ce
serait de l'épouvante, s'il fallait en croire l'apparence
de ces spectres. Mais ce n'est qu'une apparence, et il serait insensé
d'y croire. Quoi que nous fassions, nous rêveurs, nous n'entamons
la surface des choses qu'à une certaine profondeur. La sphère
de l'infini ne se laisse pas plus traverser par la pensée
que le globe terrestre par la sonde.
Les
diverses philosophies ne sont que des puits artésiens ; elles
font toutes jaillir du même sol la même eau, la même
vérité mêlée de boue humaine et échauffée
de la chaleur de Dieu. Mais aucun puits, aucune philosophie n'atteint
le centre des choses. Le génie lui-même, qui est de
toutes les sondes la plus puissante ne saurait toucher le noyau
de flamme, l'être, le point géométrique et mystique,
milieu ineffable de la vérité. Nous ne ferons jamais
rien sortir du rocher que tantôt une goutte d'eau, tantôt
une étincelle de feu.
Méditons
cependant. Frappons le rocher, creusons le sol. C'est accomplir
une loi. Il faut que les uns méditent comme il faut que les
autres labourent.
Et
puis résignons-nous. Le secret que veut arracher la philosophie
est gardé par la nature. Or, qui pourra jamais te vaincre,
ô nature ?
Nous
ne voyons qu'un côté des choses ; Dieu voit l'autre.
La
dépouille humaine nous effraie quand nous la contemplons
; mais ce n'est qu'une dépouille, quelque chose de vide et
de vain et d'inhabité. Il nous semble que cette ruine nous
révèle des choses horribles. Non. Elle nous effraie,
et rien de plus. Voyons-nous l'intelligence ? Voyons-nous l'âme
? Voyons-nous l'esprit ? Savons-nous ce que nous dirait l'esprit
des morts, s'il nous était donné de l'entrevoir dans
son glorieux rayonnement ? N'en croyons donc pas le corps qui se
désorganise avec horreur, et qui répugne à
sa destruction ; n'en croyons pas le cadavre, ni le squelette, ni
la momie, et songeons que, s'il y a une nuit dans le sépulcre,
il y a aussi une lumière. Cette lumière, l'âme
y est allée pendant que le corps restait dans la nuit ; cette
lumière, l'âme la contemple. Qu'importe donc que le
corps grimace, si l'âme sourit ?
J'étais
plongé dans ce chaos de pensées. Ces morts qui s'entretenaient
entre eux ne m'inspiraient plus d'effroi ; je me sentais presque
à l'aise parmi eux. Tout à coup, je ne sais comment
il me revint à l'esprit qu'en ce moment-là même,
au haut de cette tour de St Michel à deux cents pieds sur
ma tête au dessus de ces spectres qui échangent dans
la nuit je ne sais quelles communications mystérieuses, un
télégraphe, pauvre machine de bois menée par
une ficelle, s'agitait dans la nuée et jetait l'une après
l'autre à travers l'espace dans la langue mystérieuse
qu'il a lui aussi, toutes ces choses imperceptibles qui demain seront
le journal. Jamais je n'ai mieux senti que dans ce moment-là
la vanité de tout ce qui nous passionne. Quel poëme
que cette tour de St Michel ! Quel contraste et quel enseignement
! Sur son faîte, dans la lumière et dans le soleil,
au milieu de l'azur du ciel, aux yeux de la foule affairée
qui fourmille dans les rues, un télégraphe qui gesticule
et se démène comme Pasquin sur son tréteau,
dit et détaille minutieusement toutes les pauvretés
de l'histoire du jour et de la politique du quart d'heure. Espartero
qui tombe, Narvaez qui surgit, Lopez qui chasse Mendizabal, les
grands évènements microscopiques, les infusoires qui
se font dictateurs, volvoces qui se font tribuns, les vibrions qui
se font tyrans, toutes les petitesses dont se composent l'homme
qui passe et l'instant qui fuit, et pendant ce temps-là,
à sa base, au milieu du massif sur lequel la tour s'appuie,
dans une crypte où n'arrive ni un rayon ni un bruit, un concile
de spectres assis en cercle dans les ténèbres parle
tout bas de la tombe et de l'éternité.
Vous
connaissez, mon ami, les trois points de la côte normande
qui m'agréent le mieux, le Bourg-d'Eau, le Tréport
et Etretat ; Etretat avec ses arches immenses taillées par
la vague dans la falaise, le Tréport avec sa vieille église,
sa vieille croix de pierre et son vieux port où fourmillent
les bateaux pêcheurs ; Ie Bourg-d'Eau avec sa grande rue gothique
qui aboutit brusquement à la haute mer. Eh bien ! Rangez
désormais Biarritz avec Tréport, Étretat, et
le Bourg-d'Eau, parmi les lieux que je choisirais pour le plaisir
de mes yeux, comme parle Fénelon.
Je
ne sache point d'endroit plus charmant et plus magnifique que Biarritz.
Il n'y a pas d'arbres, disent les gens qui critiquent tout, même
le bon Dieu dans ce qu'il a fait de plus beau ; mais il faut savoir
choisir : ou l'océan, ou la forêt. Le vent de mer rase
les arbres.
Biarritz
est un village blanc à toits roux et à contrevents
verts posé sur des croupes de gazon et de bruyère,
dont il suit les ondulations. On sort du village, on descend la
dune, le sable s'écroule sous vos talons, et tout à
coup on se trouve sur une grève douce et unie au milieu d'un
labyrinthe inextricable de rochers, de chambres, d'arcades, de grottes
et de cavernes, étrange architecture jetée pêle-mêle
au milieu des flots, que le ciel remplit d'azur, le soleil de lumière
et d'ombre, la mer d'écume, le vent de bruit. Je n'ai vu
nulle part le vieux Neptune ruiner la vieille Cybèle avec
plus de puissance, de gaîté et de grandeur. Toute cette
côte est pleine de rumeurs. La mer de Gascogne la ronge et
la déchire, et prolonge dans les récifs ses immenses
murmures. Pourtant je n'ai jamais erré sur cette grève
déserte, à quelque heure que ce fût, sans qu'une
grande paix me montât au cur. Les tumultes de la nature
ne troublent pas la solitude.
Vous
ne sauriez vous figurer tout ce qui vit, palpite et végète
dans ce désordre apparent d'un rivage écroulé.
Une croûte de coquillages vivants recouvre les roches ; les
zoophytes et les mollusques nagent et flottent, transparents eux-mêmes,
dans la transparence de la vague. L'eau filtre goutte à goutte
et pleut en larges perles de la voûte des grottes ; les crabes
et les limaces rampent parmi les varechs et les goëmons lesquels
dessinent sur le sable mouillé la forme des lames qui les
ont apportés. Au-dessus des cavernes croît tout une
botanique curieuse et presque inédite, l'astragale de Bayonne,
l'illet gaulois, le lin de mer, le rosier à feuilles
de pimprenelle, le muflier à feuilles de thym.
Il
y a des anses étroites où de pauvres pêcheurs,
accroupis autour d'une vieille chaloupe, dépècent
et vident, au bruit assourdissant de la marée qui monte ou
descend dans les écueils, le poisson qu'ils ont pêché
la nuit. Les jeunes filles, pieds nus, vont laver dans la vague
les peaux des chiens de mer, et chaque fois que la mer blanche d'écume
monte brusquement jusqu'à elles, comme un lion qui s'irrite
et se retourne, elles relèvent leur jupe et reculent avec
de grands éclats de rire.
On
se baigne à Biarritz comme à Dieppe, comme au Hâvre,
comme au Tréport ; mais avec je ne sais quelle liberté
que ce beau ciel inspire et que ce doux climat tolère. Des
femmes, coiffées du dernier chapeau venu de Paris, enveloppées
d'un grand shall de la tête aux pieds, un voile de dentelle
sur le visage, entrent en baissant les yeux dans une de ces baraques
de toile dont la grève est semée ; un moment après,
elles en sortent, jambes nues, vêtues d'une simple chemise
de laine brune qui souvent descend à peine au dessous du
genou, et elles courent en riant se jeter à la mer. Cette
liberté, mêlée de la joie de l'homme et de la
grandeur du ciel, a sa grâce.
Les
filles de village et les jolies grisettes de Bayonne se baignent
avec des chemises de serge souvent fort trouées sans trop
se soucier de ce que les trous montrent et de ce que les chemises
cachent. Le second jour que j'allai à Biarritz, comme je
me promenais à la marée basse au milieu des grottes,
cherchant des coquillages et effarouchant les crabes qui fuyaient
obliquement et s'enfonçaient dans le sable, j'entendis une
voix qui sortait de derrière un rocher et qui chantait le
couplet que voici en patoisant quelque peu, mais pas assez pour
m'empêcher de distinguer les paroles :
Gastibelza,
l'homme à la carabine,
chantait ainsi :
- quelqu'un a-t-il connu dona Sabine,
quelqu'un d'ici ?
Dansez, chantez, villageois, la nuit gagne
le mont Falu. -
Le vent qui vient à travers la montagne
me rendra fou.
C'était
une voix de femme. Je tournai le rocher. La chanteuse était
une baigneuse. Une belle fille qui nageait vêtue d'une chemise
blanche et d'un jupon court dans une petite crique fermée
par deux écueils à l'entrée d'une grotte. Ses
habits de paysanne gisaient sur le sable au fond de la grotte. En
m'apercevant, elle sortit à moitié de l'eau et se
mit à chanter sa seconde stance, et voyant que je l'écoutais
immobile et debout sur le rocher, elle me dit en souriant dans un
jargon mêlé de français et d'espagnol :
-
Senor estrangero, conoce usted cette chanson ?
- Je crois que oui, lui dis-je. Un peu.
- Puis je m'éloignai, mais elle ne me renvoyait pas.
Est-ce
que vous ne trouvez pas dans ceci je ne sais quel air d'Ulysse écoutant
la sirène ? La nature nous rejette et nous redonne sans cesse
en les rajeunissant, les thèmes et les motifs innombrables
sur lesquels l'imagination des hommes a construit toutes les vieilles
mythologies et toutes les vieilles poésies.
Somme
toute, avec sa population cordiale, ses jolies maisons blanches,
ses larges dunes, son sable fin, ses grottes énormes, sa
mer superbe, Biarritz est un lieu admirable.
Je
n'ai qu'une peur, c'est qu'il ne devienne à la mode. Déjà
on y vient de Madrid, bientôt on y viendra de Paris. Alors
Biarritz, ce village si agreste, si rustique et si honnête
encore, sera pris du mauvais appétit de l'argent, sacra fames.
Biarritz mettra des peupliers sur ses mornes, des rampes à
ses dunes, des escaliers à ses précipices, des kiosques
à ses rochers, des bancs à ses grottes, des pantalons
à ses baigneuses. Biarritz deviendra pudique et rapace. La
pruderie, qui n'a dans tout le corps de chaste que les oreilles,
comme dit Molière, remplacera la libre et innocente familiarité
de ces jeunes femmes qui jouent avec la mer. Et puis il y aura cabinet
de lecture et théâtre. On lira le journal à
Biarritz ; on jouera le mélodrame et la tragédie à
Biarritz. Ô Zaïre, que me veux-tu ? Le soir on ira au
concert, car il y aura concert tous les soirs, et un chanteur en
i, un rossignol pansu d'une cinquantaine d'années chantera
des cavatines de soprano à quelques pas de ce vieil océan
qui chante la musique éternelle des marées, des ouragans
et des tempêtes.
Alors
Biarritz ne sera plus Biarritz. Ce sera quelque chose de décoloré
et de bâtard comme Dieppe et Ostende. Rien n'est plus grand
qu'un hameau de pêcheurs, plein des murs antiques et
naïves, assis au bord de l'océan ; rien n'est plus grand
qu'une ville qui semble avoir la fonction auguste de penser pour
le genre humain tout entier et de proposer au monde les nouveautés,
souvent difficiles et redoutables, que la civilisation réclame.
Rien n'est plus petit, plus mesquin et plus ridicule qu'un faux
Paris.
Les
villes que baigne la mer devraient conserver précieusement
la physionomie que leur situation leur donne. L'océan a toutes
les grâces, toutes les beautés, toutes les grandeurs.
Quand on a l'océan, à quoi bon copier Paris ?
Déjà
quelques symptômes semblent annoncer cette prochaine transformation
de Biarritz. Il y a dix ans on y venait de Bayonne en cacolet ;
il y a deux ans on y venait en coucou ; maintenant on y vient en
omnibus. Il y a cent ans, il y a vingt ans on se baignait au port
vieux, petite baie que dominent deux anciennes tours démantelées.
Aujourd'hui on se baigne au port nouveau. Il y a dix ans, il y avait
à peine une auberge à Biarritz ; aujourd'hui il y
a trois ou quatre "hôtels".
Ce
n'est pas que je blâme les omnibus, ni le port nouveau où
la lame brise plus largement que dans le port vieux et où
le bain est par conséquent plus efficace, ni les " hôtels
" qui n'ont d'autre tort que de n'avoir pas de fenêtres
sur la mer ; mais je crains les autres perfectionnements possibles,
et je voudrais que Biarritz restât Biarritz. Jusqu'ici tout
est bien, mais demeurons-en là.
Du
reste l'omnibus de Bayonne à Biarritz ne s'établit
pas sans résistance. Le coucou se débat contre l'omnibus,
comme sans doute il y a dix ans le cacolet a lutté contre
le coucou. Tous les voituriers de la ville se révoltent contre
deux selliers, Castex et Anatol, qui ont imaginé les omnibus.
Il y a ligue, concurrence, coalition. C'est une iliade de cochers
de fiacre qui expose la bourse du voyageur à des soubresauts
bizarres. Le lendemain de mon arrivée à Bayonne, je
voulus aller à Biarritz. Ne sachant pas le chemin, je m'adressai
à un passant, paysan navarrais qui avait un beau costume,
un large pantalon de velours olive, une ceinture rouge, une chemise
à grand col rabattu rattachée d'un anneau d'argent,
une veste de gros drap chocolat toute brodée de soie brune,
et un petit chapeau à la Henri II bordé de velours
et rehaussé d'une plume d'autruche noire et frisée.
Je demandai à ce magnifique passant le chemin de Biarritz.
- Prenez la rue du Pont Mayour, me dit-il, et suivez-la jusqu'à
la porte d'Espagne. - Est-il aisé, ajoutai-je, de trouver
des voitures pour aller à Biarritz ? - Le navarrais me regarda
souriant d'un sourire grave et me dit, avec l'accent de son pays,
cette parole mémorable dont je ne compris que plus tard toute
la profondeur : - Monsieur, il est facile d'y aller, mais difficile
d'en revenir. - Je pris la rue du Pont Mayour ; tout en la montant
je rencontrai plusieurs affiches de couleurs variées par
lesquelles des voituriers offraient des voitures au public pour
Biarritz et à divers prix honnêtes ; je remarquai,
mais fort négligemment, que toutes ces affiches se terminaient
par l'invariable protocole que voici : - les prix resteront ainsi
fixés jusqu'à huit heures du soir.
J'arrivai
à la porte d'Espagne. Là, se groupaient et s'entassaient
pêle-mêle une foule de voitures de toutes sortes, chars
à bancs cabriolets, coucous, gondoles, calèches, coupés,
omnibus. J'avais à peine jeté un coup d'il sur
cette cohue d'attelages qu'une autre cohue m'entourait déjà.
C'était les cochers. En un moment je fus assourdi. Toutes
les voix, tous les accents, tous les patois, tous les jurons et
toutes les offres à la fois. L'un me prit le bras droit.
- Monsieur, je suis le cocher de monsieur Castex. Montez dans le
coupé. Une place pour quinze sous. L'autre me prit le bras
gauche : - Monsieur, je suis Ruspil, j'ai aussi un coupé
: une place pour douze sous. Un troisième me barra le chemin
: - Monsieur, c'est moi Anatol, voilà ma calèche ;
je vous mène pour dix sous. Un quatrième me parlait
dans les oreilles : - Monsieur, venez avec Momus. Je suis Momus.
Ventre à terre à Biarritz pour six sous. Cinq sous,
criaient d'autres têtes autour de moi ! Voyez, monsieur, la
jolie voiture. La Sultane de Biarritz ! Une place pour cinq sous
! - Le premier qui m'avait parlé et qui me tenait le bras
droit domina enfin tout le vacarme : - Monsieur, c'est moi qui vous
ai parlé le premier. Je vous demande la préférence.
- Il vous demande quinze sous, crièrent les autres cochers.
- Monsieur, reprit l'homme froidement, je vous demande trois sous.
Il se fit un grand silence. - J'ai parlé à monsieur
le premier, ajouta l'homme. Puis, profitant de la stupeur des autres
combattants, il ouvrit vivement la portière de son coupé,
m'y poussa avant que j'eusse le temps de me reconnaître, referma
le coupé, monta sur son siège, et partit au galop.
Son omnibus était plein. Il semblait qu'il n'attendit que
moi.
La
voiture était toute neuve et fort bonne, les chevaux excellents.
En moins d'une demi-heure, nous étions à Biarritz.
Arrivé là, ne voulant pas abuser de ma position, je
tirai quinze sous de ma bourse et je les donnai au cocher. J'allais
m'éloigner. Il me retint par le bras. - Monsieur, me dit-il,
ce n'est que trois sous. - Bah ! Repris-je. Vous m'avez dit quinze
sous d'abord. Ce sera quinze sous. - Non pas, monsieur, j'ai dit
que je vous mènerais pour trois sous. C'est trois sous. Il
me rendit le surplus et me força presque de le recevoir.
- Pardieu, disais-je en m'en allant, voilà un honnête
homme.
Les autres voyageurs
n'avaient comme moi, donné que trois sous.
Après
m'être promené tout le jour sur la plage, le soir venu,
je songeai à regagner Bayonne. J'étais las, et je
ne pensais pas sans quelque plaisir à l'excellente voiture
et au vertueux cocher qui m'avaient amené. Huit heures sonnaient
aux lointaines horloges de la plaine comme je remontais l'escarpement
du port-vieux. Je ne pris pas garde à une foule de promeneurs
qui accouraient de tous les points et semblaient se hâter
vers l'entrée du village où s'arrêtent les voituriers.
La soirée était superbe ; quelques étoiles
commençaient à piquer le ciel clair au crépuscule
; la mer à peine émue avait le miroitement opaque
et lourd d'une immense nappe d'huile; un phare à feu tournant
venait de s'allumer à ma droite sur un cap voisin ; il brillait,
puis s'éteignait, puis se ravivait tout à coup et
jetait brusquement une éclatante lumière comme s'il
cherchait à lutter avec l'éternel Sirius qui resplendissait
dans la brume à l'autre bout de l'horizon. Je m'arrêtai,
et je considérai quelque temps ce mélancolique spectacle,
qui était pour moi comme la figure de l'effort humain en
présence du pouvoir divin. Cependant la nuit s'épaississait,
et à un certain moment l'idée de Bayonne et de mon
auberge traversa subitement ma contemplation. Je me remis en marche
et j'atteignis la place des voitures. Il n'y en avait plus qu'une
seule ; un falot posé à terre me le montra ; c'était
une calèche à quatre places ; trois places étaient
déjà occupées. Comme j'approchais :
-
Hé, monsieur, venez donc, me cria une voix, c'est la dernière
place, et nous sommes la dernière voiture. Je reconnus la
voix de mon cocher du matin. Je retrouvais cet homme antique. Le
hasard me parut providentiel. Je louai Dieu. Un moment plus tard,
j'étais forcé de faire la route à pied, une
bonne lieue de pays. Pardieu, lui dis-je, vous êtes un brave
cocher, et je suis aise de vous revoir. Montez vite, monsieur, reprit
l'homme. Je m'installai en hâte dans la calèche. Quand
je fus assis, le cocher, la main sur la clef de la portière,
me dit: - Monsieur sait que l'heure est passée ? - Quelle
heure ? lui dis-je. - Huit heures. - C'est vrai. J'ai entendu sonner
quelque chose comme cela. - Monsieur sait, repartit l'homme, que
passé huit heures du soir le prix change. Nous venons chercher
ici les voyageurs pour les obliger. L'usage est de payer avant de
partir. - A merveille, répondis-je en tirant ma bourse. Combien
est-ce ? L'homme reprit avec douceur : - Monsieur, c'est douze francs.
-
Je compris sur le champ l'opération. Le matin on annonce
qu'on mènera les curieux à Biarritz pour trois sous
par personne : il y a foule; le soir, on rammène cette foule
à Bayonne pour douze francs par tête. J'avais éprouvé
le matin même la rigidité stoïque de mon cocher,
je ne répliquai pas un mot, et je payai.
Tout
en regagnant Bayonne au galop, la belle maxime du paysan navarrais
me revint à l'esprit, et j'en fis, pour l'enseignement des
voyageurs, cette traduction en langue vulgaire : VOITURES POUR BIARRITZ.
Prix, par personne, pour aller : trois sous ; pour revenir: Douze
francs. Ne trouvez-vous pas que c'est là une belle oscillation
? A quelque distance de Bayonne, un de mes compagnons de route me
montra dans l'ombre sur une colline le château de Marrac,
ou du moins ce qui en reste aujourd'hui. Le château de Marrac
est célèbre pour avoir été en 1808le
logis de l'empereur à l'époque de l'entrevue de Bayonne.
Napoléon avait en cette occasion une grande pensée
; mais la providence ne l'accepta pas ; et quoique Joseph Ier ait
gouverné les Castilles comme un bon et sage prince, I'idée,
si utile pourtant à l'Europe, à la France, à
l'Espagne et à la civilisation, de donner une dynastie neuve
à l'Espagne fut funeste à Napoléon comme elle
l'avait été à Louis XIV. Joséphine qui
était créole et superstitieuse, accompagnait l'empereur
à Bayonne. Elle semblait avoir je ne sais quels pressentiments,
et comme Nunêz Saledo dans la romance espagnole, elle répétait
souvent: il arrivera malheur de ceci. Aujourd'hui qu'on voit le
revers de ces événements déjà enfoncés
dans l'histoire à une distance de trente années, on
distingue, dans les moindres détails, tout ce qu'ils ont
eu de sinistre, et il semble que la fatalité en ait tenu
tous les fils.
En
voici une particularité tout à fait inconnue et qui
mérite d'être recueillie. Pendant son séjour
à Bayonne, l'empereur voulut visiter les travaux qu'il faisait
exécuter au Boucaut. Les bayonnais qui avaient alors âge
d'homme se souviennent que l'empereur un matin traversa à
pied les allées marines pour aller gagner le brigantin mouillé
dans le port qui devait le transporter à l'embouchure de
l'Adour. Il donnait le bras à Joséphine. Comme partout
il avait là sa suite de rois, et dans cette conjoncture c'étaient
les princes du midi et les Bourbons d'Espagne qui lui faisaient
cortège, le vieux roi Charles IV et sa femme, le prince des
Asturies qui depuis a été roi et s'est appelé
Ferdinand VII ; don Carlos, aujourd'hui prétendant sous le
nom de Charles V. Toute la population de Bayonne était dans
les allées marines et entourait l'empereur qui marchait sans
gardes. Bientôt la foule devint si nombreuse et si importune
dans sa curiosité méridionale que Napoléon
doubla le pas. Les pauvres Bourbons essoufflés le suivaient
à grand peine. L'empereur arriva au canot du brigantin -
d'une marche si précipitée qu'en y entrant Joséphine,
voulant saisir en hâte la main que lui tendait le capitaine
du navire, tomba dans l'eau jusqu'aux genoux. En tout autre circonstance
elle n'aurait fait qu'en rire. C'eut été pour elle,
me disait en me contant la chose madame la duchesse de C***, une
occasion de montrer sa jambe qu'elle avait charmante. Cette fois,
on remarqua qu'elle secoua la tête tristement. Le présage
était mauvais. Tout ce qui assistait à cette aventure
a fait une triste fin. Napoléon est mort proscrit ; Joséphine
est morte répudiée ; Charles IV et sa femme sont morts
détrônés ; quant à ceux qui étaient
alors de jeunes princes, l'un est mort, Ferdinand VII ; I'autre,
don Carlos, est prisonnier. Le brigantin qu'avait monté l'empereur
s'est perdu deux ans après corps et biens sous le cap Ferret
dans la baie d'Arcachon ; le capitaine qui avait donné la
main à l'impératrice, et qui s'appelait Lafon, a été
condamné à mort pour ce fait, et fusillé. Enfin
le château de Marrac, où Napoléon avait logé,
transformé successivement en caserne et en séminaire,
a disparu dans un incendie. En 1820, pendant une nuit d'orage, une
main, restée inconnue, y mit le feu aux quatre coins.
------------------
C'est le 27 juillet 1843, à dix heures et demie du matin,
qu'au moment d'entrer en Espagne, entre Bidart et St Jean de Luz,
à la porte d'une pauvre auberge, j'ai revu une vieille charrette
à bufs espagnole. J'entends par là la petite
charrette de Biscaye à deux bufs, et à deux
roues pleines qui tournent avec l'essieu et font un bruit effroyable
qu'on entend d'une lieue dans la montagne. Ne souriez pas, mon ami,
du soin tendre avec lequel j'enregistre si minutieusement ce souvenir.
Si vous saviez comme ce bruit, horrible pour tout le monde, est
charmant pour moi ! Il me rappelle des années bénies.
J'étais tout petit quand j'ai traversé ces montagnes
et quand je l'ai entendu pour la première fois. L'autre jour,
dès qu'il a frappé mon oreille, rien qu'à l'entendre,
je me suis senti subitement rajeuni, il m'a semblé que toute
mon enfance
(p. 779)

|